Goma À l’entrée du marché Birere, une feuille blanche accrochée au mur fait office de tableau de bourse. Le chiffre y est raturé trois fois avant 9 heures.
Les clients regardent, calculent, soupirent. Ce matin encore, le franc congolais a perdu du terrain face au dollar et dans cette ville où beaucoup de prix suivent le billet vert, toute la journée sera une course contre l’inflation.
Nous sommes descendus sur le terrain pendant plusieurs jours : marchés, boutiques, bureaux de change informels, cafés où se retrouvent les changeurs, et les bureaux d’experts.
Nous avons écouté les commerçants, les habitants, des économistes, et des journalistes. Voici ce que nous avons constaté.
« Le matin c’est un prix, à midi c’en est un autre » la vie quotidienne d’un commerce au jour le jour
Sous un parasol déchiré, Mama Jeanne plie et déplie son pagne. Elle vend des pagnes et des tissus :
« Ce qui m’use le plus, dit-elle, ce n’est pas le soleil, c’est le taux. Hier j’ai commandé des tissus importés.
Le fournisseur m’a facturé en dollars. Ce matin, j’ai payé ce fournisseur, mais entre-temps le cours a monté j’ai perdu de l’argent. Je dois augmenter le prix, mais les clients n’ont pas plus d’argent. »
À quelques mètres, Koffi, petit détaillant en pièces détachées, calcule à voix haute : « Si le dollar bouge de 100 francs, ma marge fond. Les clients marchent, disent ‘pesa hairuhusiwi’ l’argent ne suit pas. » Ce cri, « pesa hairuhusiwi », revient chez tous les commerçants : l’argent n’arrive pas à suivre la montée des prix.
Dans les allées, la méthode est la même : chaque matin on note le taux parfois officiel, souvent celui pratiqué au marché parallèle et on adapte les prix.
Mais adapter, cela veut dire perdre des clients. Adapter, cela veut dire travailler pour des marges minuscules. Adapter, cela veut dire vivre dans l’incertitude.
Le marché parallèle : petit théâtre de la spéculation
À Goma comme ailleurs en RDC, coexistent deux mondes : le taux « officiel » et le taux « de la rue ». Pour un citoyen lambda, la journée ressemble à une course d’obstacles.
Le marché parallèle bancs improvisés, conversations au coin des rues est le pouls réel de cette volatilité. Les cambistes se parlent par réseaux ; un message WhatsApp peut suffire à faire bouger le cours.
« C’est parfois de la rumeur », souffle un changeur rencontré près du rond-point. « Un client veut acheter, un autre parle, et tout change. Les gens paniquent. » Cette panique, les ménages la traduisent en repas en moins, en médicaments reportés, en refus de scolariser un enfant faute de frais.
Témoignages : commerçants, habitants, journalistes la même colère, la même fatigue
Nous avons recueilli des voix différentes, mais la douleur est commune :
Mama Jeanne (vendeuse de tissus, Birere) : « Le matin j’affiche un prix. À midi, je dois changer l’étiquette. Les clients me regardent comme si j’étais coupable. »
Koffi (pièces détachées) : « Quand le taux monte, je n’ai pas d’autre choix que d’augmenter. Mais ils partent. »
Patrick (père de famille, habitant de Nyiragongo) : « J’ai touché ma paie en francs. Le mois suivant, ce n’est plus la même valeur. Nos salaires fondent. »
Janvier Mukeba (journaliste économique) : « La désinformation aggrave le problème. Des rumeurs de pénuries ou de restrictions sur les changes peuvent pousser les gens à agir irrationnellement. »
Un jeune changeur ambulant : « Nous ne fixons pas le taux pour faire souffrir les autres. Mais quand la liquidité manque, le cours s’emballe. »
Ces paroles tracent un tableau simple et cruel : l’instabilité du change n’est pas un concept abstrait pour les Gomatraciens c’est une contrainte tangible, quotidienne, qui use les commerces et les familles.
Les experts : causes structurelles et risques de contagion
Les économistes rencontrés à l’université de Goma et dans des cabinets locaux formulent un diagnostic sévère mais clair. Deux causes reviennent constamment.
D’abord, la forte dépendance aux importations : carburant, médicaments, intrants agricoles, pièces détachées beaucoup de biens essentiels sont facturés en dollars. Quand le dollar monte, le prix d’importation augmente et se répercute quasi instantanément dans les marchés locaux.
Ensuite, la liquidité et la spéculation : insuffisance de devises disponibles dans le circuit bancaire, recours massif au marché informel, et opportunités de profit pour des acteurs qui achètent et vendent de la devise d’heure en heure.
« Tant que la production locale restera faible et que nous dépendrons des importations, la vulnérabilité du franc restera élevée », explique un professeur d’économie de l’Université de Goma. « Il faut produire plus ici, sécuriser les recettes en devises et renforcer la régulation du marché des changes. »
Les experts mettent aussi en garde contre l’effet domino : une monnaie instable alimente l’inflation, l’inflation ronge les salaires réels, la demande baisse, l’investissement recule — jusqu’à un cercle vicieux difficile à casser.
Les autorités et la réponse attendue : communication et régulation
Les habitants réclament deux choses simples : transparence et protection. Transparence, c’est un message clair et fréquent de la Banque centrale et des autorités sur les raisons des variations et sur les mesures envisagées.
Protection, c’est des contrôles réels contre les pratiques spéculatives, et des filets de sécurité pour les ménages les plus vulnérables.
Des voix locales demandent aussi un renforcement des capacités de paiement mobile et une coordination entre banques, bureaux de change et autorités pour éviter les pénuries de liquidités.
Une solution souvent répétée sur le marché : encourager les ventes et achats en monnaie locale à travers des mécanismes d’ajustement automatiques et limiter l’accès au change au marché informel.
Des solutions locales : ce que proposent les acteurs de terrain
À défaut de réponses immédiates venant du sommet, certaines initiatives locales tentent d’atténuer les effets :
Systèmes d’épargne communautaire (ASC/AUREC à petite échelle) : des groupements professionnels (dont des coopératives locales) se constituent pour mutualiser risques et achats en devises.
Approvisionnement groupé : des associations d’acheteurs s’unissent pour acheter en grandes quantités et négocier en dollars, réduisant l’impact des fluctuations.
Couverture partielle contre le risque de change : quelques grossistes utilisent des contrats ou des accords de prix qui prévoient des révisions périodiques plutôt que des changements intrajournaliers.
Nous avons rencontré Kazimoto Safari, responsable d’une structure d’entraide locale : « Quand le dollar monte, certains de nos membres puisent dans la caisse commune. Ce n’est pas une solution durable, mais c’est ce qui évite la faillite de petites boutiques. »
Portraits : deux commerçantes, un journaliste, un économiste, deux habitants
Pour donner visage à ces réalités, voici cinq portraits recueillis sur le terrain :
Amina, 34 ans, vendeuse de denrées alimentaires : « Mes clients sont des familles pauvres. Quand le prix du carburant augmente, le transport des vivres pèse, je hausse le prix, et ils achètent moins. »
Grace, 28 ans, commerçante de vêtements : « J’ai dû annuler une commande en dollars la semaine dernière parce que le taux avait bougé entre la commande et le paiement. Le fournisseur m’a demandé plus. »
Jean, 45 ans, journaliste économique : « Les informations non vérifiées créent des paniques. Nous devons produire des chiffres clairs, expliquer. »
Claver BAHENDA, économiste : « Les remèdes sont structurels : relancer l’industrie, diversifier les exportations, sécuriser les recettes en devises. »
Patrick, 40 ans, père de famille : « Mon salaire est le même, mais ma monnaie vaut moins. On choisit le pain au détriment du reste. »
Recommandations pour la ville, pour l’État, pour la société civile
À partir des observations sur le terrain et des analyses d’experts, voici des recommandations pratiques et urgentes :
1. Renforcement de la communication officielle : la Banque centrale et le gouvernement doivent publier des bulletins clairs et réguliers expliquant les causes majeures des mouvements de change.
2. Contrôles accrus sur le marché parallèle : lutter contre les pratiques spéculatives illégales, tout en améliorant l’accès aux devises pour les importateurs légitimes.
3. Soutien aux mécanismes d’épargne et d’assurance locaux : promouvoir des caisses d’épargne communautaires et des instruments de couverture adaptés aux PME et commerces.
4. Promotion de la production locale : subvention ciblée aux secteurs porteurs (agro-transformation, carburant alternatif, pièces détachées locales) pour réduire la dépendance aux importations.
5. Formation et information des citoyens : campagnes d’éducation financière pour aider ménages et commerçants à gérer budget et prix en période de volatilité.
6. Dialogue permanent entre acteurs : banque centrale, banques commerciales, associations de commerçants, médias et ONG doivent se réunir régulièrement afin d’apaiser les marchés.
Conclusion : la volatilité est une réalité mais la résilience aussi
À Goma, le tableau est clair : le taux de change n’est pas un sujet réservé aux salles de marché il vit dans les paniers, il se mesure dans les repas, il s’entend dans les caisses des boutiques. La volatilité est toxique pour la confiance économique.
Mais nous avons aussi vu une résilience collective : solidarités, systèmes d’entraide, stratégies de contournement.
La vraie question est politique et stratégique : si la RDC veut offrir à sa population la stabilité monétaire, il faudra agir sur la production, la régulation, et l’inclusion financière.
En attendant ces changements, chaque commerçant, chaque ménage et chaque organisation locale construit, à sa manière, des ponts pour traverser la tempête.
Pour Zionnews-tv.net / Jason Kabera
Reportage réalisé à Goma — interviews menées avec commerçants, habitants, économistes et journalistes locaux.

